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De vengeance - micronouvelle par Cynthia Lisa Dubé

Bonjour, monsieur Bertrand. Je m’appelle Sonia. C’est moi qui vais vous nourrir aujourd’hui.

Vous m’avez jamais vue, c’est normal, hein, je suis nouvelle ici. On dirait bien qu’il y a personne autour. Tenez, dites-le pas à personne, je vous ai amené un petit quelque chose à boire pour vous réchauffer. On vit bien du stress en ce moment, tout le monde. Ça va vous détendre. Ah, je le vois dans vos yeux que je vous fais plaisir. Ha! Ha! Ça va être notre petit secret.

Bon, je vous dirai pas de faire attention, parce que la nourriture a le temps de se refroidir le temps qu’on arrive dans votre chambre. C’est plate, pareil. Bien, certain que je vous donne une autre gorgée. Il faut en profiter pendant que ça passe! Alors, qu’est-ce qu’ils ont mis dans votre plateau? Des patates pilées, des petits pois puis du hamburger steak avec de la sauce brune. Wouhou! C’est original comme menu! Puis, ça, bien, c’est du Jell-O. Au moins, vous l’avez eu aux cerises, espèce de chanceux. Oh, excusez, je voulais pas dire que vous êtes chanceux pour de vrai, là. Un bel homme comme vous qui finit sa vie tout seul dans un CHSLD, même pas capable de manger par lui-même, on n’appelle pas ça un heureux destin. Oups! Attendez, je vous essuie le menton.

Ça fait que, maintenant, vous êtes pas mal un fardeau pour la société, il faut croire. Tenez, buvez.

C’est quand même ironique, quand on y pense. Vous vivez aux crochets de la société. Est-ce que quelqu’un comme vous mérite de vivre? Hon, eille, je me sens méchante tout d’un coup. Je devrais pas, pourtant. Grâce à vous, j’ai une job pour payer mon loyer. Vous pourrez vous dire que vous avez servi à quelque chose au moins. Ah, excusez-moi, j’y vais un peu vite, vous avez pas le temps de mastiquer. On va faire une petite pause.

Une autre gorgée? Bien sûr.

Vous avez pas les mêmes yeux contents de tout à l’heure. Quoi? Ça va pas? Bien voyons! Regardez-moi pas comme ça. Vous avez pas trop, trop le sens de l’humour, on dirait.

Dire que mon frère vous admirait. Bien oui, c’est vrai, je vous ai pas dit que je vous connaissais. Mais vous devez être habitué, on vous connaît plus que vous connaissez votre public. Oui, ça fait que mon frère aimait bien vous écouter à la radio. Ses journées étaient longues, vous comprenez, il était dans son fauteuil roulant à cause de l’accident. C’était de sa faute, le pire. Il avait pris le volant quand il était soûl. On lui en a bien voulu. Mais c’était mon frère, je l’aimais pareil. Ça fait que je l’aidais comme je pouvais, à faire ses courses, à se distraire. Je passais pas mal de temps avec lui.

Faim pour le Jell-O? Vous avez pas l’air sûr. On va dire que oui. Mais je vais vous redonner encore du Whisky. Chut! Il y a personne qui regarde.

Je vous avoue que je tripais pas bien bien sur votre émission de radio. Je vous trouvais pas mal vite à juger le monde puis à les mépriser. J’ai pas été élevée de même, moi. Je me disais que ça désennuyait Martin. Ah, c’est vrai, Martin, c’est mon frère. Bien oui! Ça pouvait pas faire de mal, si Martin se changeait les idées puis riait de vos niaiseries, hein. C’est ça que je me disais.

Ouais, c’est ça que je me disais. Jusqu’à tant.

Jusqu’à tant.

À un moment donné, il a demandé à vous rencontrer, son idole. Puis vous avez pas voulu. Tenez, on a presque fini le Whisky. Vous calez ça, vous!

Je dirais pas qu’il s’est suicidé parce que vous vouliez pas le voir. Non, quand même pas. Mais je peux pas m’empêcher de croire que vous l’avez éteint à coup de remarques assassines sur les fardeaux de la société, les gens qu’on devrait pas garder en vie. Hein, vous disiez qu’à un moment donné, il faut accepter qu’on sert à rien puis qu’on doit laisser la place aux autres. Mine de rien, vous l’avez tué à petit feu, selon moi.

Bon, bien, ça a l’air qu’on a tout fini, le Jell-O puis les biscuits secs puis tout. Je vais quand même pas rester pour vous conter ma vie, j’ai du travail, moi. Je voudrais juste rajouter, vous savez, monsieur Bertrand, quand ça va bien, on n’a pas besoin des autres, mais ça reste pas toujours comme ça. Je me suis demandé si je devais mettre de l’antigel dans votre Whisky. Paraît qu’on s’en rend pas compte parce que c’est un dérivé du glucose, du sucre, là. Mais c’est bon pour donner des crises cardiaques, par exemple. Puis, après ça, bien, je n’étais plus trop certaine parce que, bon, vous êtes déjà en fin de vie, qu’est-ce ça donne asteure, hein? En tout cas, vous allez bien finir par le savoir. Je sais pas combien de temps ça prend avant de faire effet. J’y vais. Il y a pas mal de job autour. Quelqu’un devrait repasser dans la journée. Profitez de votre temps tranquille, monsieur Bertrand!

publié sur shortédition




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