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Une maison dans le ciel - Nouvelle de Cynthia Lisa Dubé

Ensina-me a passar

Depuis ce jour-là, tous les cadres sont croches. Tante Mathilde tente sans relâche de les remettre droit. Sitôt qu’elle en replace un, elle se retourne pour ne pas le voir retomber. Notre maison a dévalé le flanc jusqu’au bord de la falaise et se tient en équilibre précaire. Le point de bascule menace de nous entraîner tous en bas à tout moment. Les planchers grincent. Mathilde lève les yeux au ciel et bouge les lèvres dès qu’elle entend le bois gémir. Elle nous répète de sa voix de crécelle qu’il nous faudra bien partir un jour.

Invariablement, mama répond à sa soeur que nous sommes très bien chez nous. Elle dort de bonne grâce dans le salon avec papa, malgré les soupirs de Mathilde roupillant tout près, dans la même pièce. Mama dit qu’elle ne peut descendre la pente du plancher comme moi, qui suis toute menue. Malgré son poids plume, Mathilde redoute tout simplement de dormir en bas. Je crains de devenir grande et grosse parce que je devrai quitter ma chambre, la seule pièce du bas qui ne soit pas condamnée, dans laquelle je me réfugie quand le climat est trop tendu.

Superman, lui, ne bouge plus du tout du bas de la pente. Le museau sur les pattes, les oreilles tombantes, il nous suit des yeux. Il a bien tenté l’ascension, exécuté quelques pas de cha cha cha, griffant le plancher, mais il a abandonné après avoir atterri sur son derrière à chaque essai. Si je ne lui apportais pas son eau et sa nourriture, il cesserait probablement de manger.

Le soir dans mon lit, je regarde mon livre de photographies, le seul que je peux garder dans ma chambre. Je m’absorbe dans les images montrant de grandes forêts plaquées sur un ciel bleu. Les craquements du plancher se transforment alors en chuchotements, comme le feuillage froissé par le vent. J’entends des oiseaux qui passent tout près. Leurs ailes font un bruit de tissu qui se déploie. Les yeux fermés, je me vois couchée sur de la mousse verte. J’imagine les oiseaux qui se posent sur les branches et nourrissent les petits dans le nid.

Quand je regarde par la fenêtre, je salue les oiseaux et leur souhaite un bon voyage. Comment font-ils pour planer avec tout ce vide au-dessous d’eux? Mama dit qu’on ne tombera pas. Je rêve de rejoindre la forêt où se réfugient les oiseaux.

De mon lit, je contemple l’autoportrait que mama a brodé avant ma naissance, celui où elle resplendit telle une reine de la forêt. Sa taille fine y est enveloppée de vert. Sa chevelure de jeune fille prend la couleur de l’écorce. Elle m’a dit: “Je t’offre mon double en poids plume. Comme ça, il peut rentrer dans ta chambre et veiller sur toi.” En sa présence, je glisse sereinement dans le sommeil.

Quand je suis vraiment triste, je mange des bleuets et j’en prends pour dessiner sur les murs de ma chambre. La peur de Mathilde l’empêche de venir les laver, mais elle en crève d’envie. Alors, je fais de gros dessins pour qu’elle puisse bien les voir de la cuisine. Naturellement, l’autoportrait de ma mère s’incline fièrement vers la droite. Je souris devant le visage rouge de colère de Mathilde. De ma chambre, j’entends même l’air siffler entre ses dents serrées.

Le jour, je m’installe dans le salon aux côtés de mama, qui m’apprend la broderie. Je m’applique, une aiguille à la main, à recréer les forêts de mon livre de photographies. Je rêve en silence au temps où nous nous promenions dans les bois. Les feuilles mortes craquaient sous nos pieds. Mes narines se délectaient. Nous buvions l’eau à même la petite source. L’eau qui éclaboussait les roches était toujours froide et avait bon goût. Ce doit être là que papa recueille l’eau qu’il nous ramène chaque soir.

Je connais toutes les histoires des autres bouquins de la maison, qui se trouvent au salon. Enfin, ceux qui restent, car nous avons jeté du lest par la fenêtre. Les livres expulsés servent de marches pour papa lorsqu’il sort par la fenêtre de la cuisine pour aller travailler. J’aime écouter les histoires qu’il nous rapporte de la cité. J’ai soif de nouveauté.

Le jeudi matin, papa traîne avec lui un énorme sac. Il part vendre les broderies de mama au marché. La fenêtre trop petite ne lui permet pas de sortir avec le sac dans les mains. Je dois le lui donner une fois qu’il est passé de l’autre côté. Quand il rentre le soir, il met l’argent dans une petite boîte en métal. Il me laisse regarder dans la boîte et compter l’argent. Mathilde désapprouve et indique l’étagère du haut à papa. Moi, je hausse les épaules et retourne auprès de mama sans mot dire. .

Un jour, papa demande à Mathilde de l’accompagner. Il prévoit rapporter de la cité plusieurs sacs de provisions. “Grand Dieu, tu me vois passer par là? Je vais me casser une jambe, c’est certain!” Papa soupire, comme toujours. Et mama dit, sans lever les yeux de son travail: “Tu dis toujours qu’on devra partir et tu ne peux même pas sortir pour une excursion d’une journée. Peur d’avancer, peur de reculer. Trop de mots, peu de gestes!”

“Regarde qui parle! Tu n’as qu’à moins manger et tu passeras par la fenêtre toi-même.” La voix de Mathilde est si aiguë qu’elle persiste pendant plusieurs minutes au creux de mes oreilles. Elle en rajoute même: “C’est toi qui nous obliges à vivre cette vie impossible! Tu devrais passer par la porte. Il y a amplement de place pour toi de ce côté-là.” Là, c’est mama qui soupire. “Si je prends la porte, je vous entraîne tous avec moi”, se contente-t-elle de répondre.

Mathilde me propose pour aider papa. “Elle a des petites jambes solides, un coeur en bonne santé.” Mama ne répond pas, ni même papa. Moi, j’aimerais bien sortir et marcher dans les feuilles, aller à la source. Malheureusement, Mathilde a brûlé l’idée en la suggérant elle-même. Papa et mama n’acquiesceront jamais à une proposition lancée alors qu’elle leur fait une scène. Aussi, papa craint sûrement de laisser seules les deux soeurs. Elles se disputent sans cesse.

La proposition fait son nid dans mon esprit. Le goût de partir, de changer d’air m’obsède. J’en perds le sommeil. Les papillons dans mon estomac et les fourmis dans mes jambes ne me laissent plus aucun répit. L’inquiétude de laisser mama et Mathilde seules m’empêche de partir. J’attends au moins trois jours avant de décider que je ferai une toute petite excursion à la cité à la nuit tombée. Je reviendrai tôt dans la matinée. Nul besoin d’alerter la famille. Je ramènerai des provisions pour faire la fête et elles me pardonneront mon absence.

Je place l’autoportrait de mama reine dans mon sac de toile pour me rassurer et m’accompagner. Je saisis la petite boîte en métal avec l’argent. Je retiens mon souffle pendant que je grimpe sur l’évier de la cuisine. J’inspire et ouvre la fenêtre le plus doucement possible. Personne ne réagit au bruit. Tous dorment à poings fermés Il ne me reste plus qu’à me glisser à travers l’ouverture et à me laisser tomber sur les gros livres. J’expire et hop! Une, deux, trois marches et me voilà touchant le sol ferme.

J’avais espéré entendre le doux bruissement des feuilles mortes sous mes pieds. J’entends plutôt une fausse note, comme si les murs de la maison hurlaient à la lune. Puis vient le désaccord le plus intolérable qui soit: un claquement fort et sec, des craquements et même du verre brisé. Le tout culmine en une cacophonie phénoménale et se termine en un long silence inquiétant. Le battement de mon coeur emplit mes oreilles.

Je me retourne. La maison a basculé dans le vide, avec ma famille endormie. Je n’ai entendu aucun cri. Le jappement de Superman me fait sursauter. « Comment as-tu réussi à sortir, toi ? » Je m’accroche au survivant, lui caresse les oreilles et le cou. Le ciel étoilé me tombe dessus comme une douche froide. Prise de frissons, je m’écrase au sol pendant une éternité, Superman collé contre mon ventre. Les larmes inondent mon visage et la peur me prend aux tripes.

Je finis par me lever, parce qu’il le faut bien. Tout ce qui reste de la maison est la pile de livres qui avaient servi de marche. J’en saisis un au hasard en tremblant, le mets dans mon sac de toile. Attirée par une masse sombre, je me lève et fonce tête baissée vers la forêt, en espérant que ce soit la bonne direction pour la cité. Je tiens mon sac serré contre mon ventre et Superman me talonne, trottine gaiement, malgré les muscles ankylosés par l’inactivité alors que tout le poids du monde ralentit mon propre pas.

La marche m’épuise. Je n’ai aucune notion du temps. J’ai besoin de sommeil. Je trouve un arbre dont le feuillage tombant offre un abri rassurant. Le chuchotement de la brise dans les feuilles m’apaise. J’accroche l’autoportrait de ma reine à une branche. Il tangue sous l’effet du vent. C’est ainsi que je m’endors la première nuit où je quitte ma maison.

Je sais que les étoiles cèdent la place au soleil et qu’elles reviennent plusieurs fois. J’ouvre les yeux de temps en temps et retombe dans un sommeil profond. Parfois, je vois Superman traverser les branches à son retour d’une promenade, se léchant les babines de satisfaction. Il installe confortablement son museau sur ses pattes et me regarde. Parfois, il vient me lécher le visage, comme s’il voulait m’encourager à me lever. Je ne ressens plus le désir de me rendre à la cité. J’aimerais retrouver ma famille et ma maison. Mais je finis par sentir la faim creuser mon estomac. Aussi, je me rappelle la source.

Je pars en direction du soleil, ne sachant trop quel chemin prendre. La marche en plein coeur de la forêt s’avère interminable. Mes membres égratignés et piqués absorbent toute mon attention tandis que mes pieds poursuivent la route en automates bien réglés. Je sais que papa quittait la maison pour la cité et revenait après quelques heures seulement. J’en conclus donc que je m’éloigne de mon but plutôt que de m’en rapprocher. Mais revenir sur mes pas m’apparaît tout aussi insensé que de continuer droit devant.

Je ne songe qu’à m’affaler et m’assoupir sur la mousse verte quand je crois entendre le bouillon d’un ruisseau. Mon parcours improvisé m’a donc enfin menée à de l’eau. J’ouvre grand les yeux devant la rivière large et mousseuse qui croise mon chemin. La source de mes souvenirs me semble bien banale en comparaison. Superman se précipite spontanément dans les flots. Je délaisse mes vêtements sur la berge et plonge à mon tour dans l’eau fraîche. Je trouve des framboises, ce qui calme un peu mon estomac.

Je passe une nuit douce et paisible. J’imagine en rêve le chemin que je vais parcourir en suivant la rivière. Je finirai bien par trouver un village quelconque. Au petit matin, j’entreprends le parcours en ignorant la distance à parcourir, mais décidée à toujours avancer.

Lorsque je vois enfin une maison enfoncée dans les arbres, je suis épuisée. La peur me noue l’estomac. J’espère rencontrer un visage souriant, une main tendue. J’appelle pour voir si quelqu’un s’y trouve. Aucune réponse. Je m’approche. La façade semble mal entretenue. Des planches jonchent le terrain. Le bois noirci par le feu, la rampe disloquée ne laissent augurer rien de bon. Je contourne la maison. Les mauvaises herbes montent si haut qu’elles s’emmêlent autour de mes pieds.

J’atteins enfin la cour, en sueur. L’arrière de la maison est encore plus endommagé que la façade, le toit à moitié effondré. Des fenêtres ont jadis fermé la galerie sur les trois côtés. Il ne reste plus qu’un ou deux carreaux dans les cadres de bois abîmés. Un banc de pierre recouvert de lierre se trouve adossé à la maison. La plante vorace s’accroche aux ruines et plonge le long des murs jusqu’à l’intérieur même de la demeure abandonnée.

Les fleurs sauvages envahissent la cour. Une lumière chaude et blanche m’oblige à protéger mes yeux du plat de la main. C’est alors seulement que je vois mon nouveau logis. Dans un vieil arbre loin derrière, on devine une demeure rudimentaire perchée à même les branches.

Je me dirige vers l’arbre d’un pas décidé. Superman jappe joyeusement à mes côtés. Je coupe mon élan à mi-chemin dès que j’aperçois des bosquets vert foncé parsemés de bleuets. Je m’empresse d’en porter des poignées pleines à ma bouche et remplis ma jupe pour en faire des réserves. Je rejoins Superman au pied de l’arbre et le prends dans mes bras pour le porter jusqu’en haut des marches, parmi les grosses branches noueuses.

Enfin dans la cabane, je m’écrase par terre et me gave de tous les bleuets. Les oiseaux ont investi les lieux. Le sol est jonché de branches et de feuilles mortes, d’emballages plastiques. De petits soldats de plastique s’y trouvent. Je trouve aussi une boîte de métal avec trois cigarettes et des allumettes en bois.

J’installe sur un clou l’autoportrait de mama reine. Un petit coup sur le côté et hop, mama s’incline. Je sors le gros livre de mon sac et le feuillette un peu. On y raconte l’histoire des mots. Étendue par terre, j’observe le ciel balayé par la cime des arbres. Je finis par m’endormir.

Au matin, je sors un peu d’argent de la boîte en métal. Je quitte ma cabane le coeur serré en pensant à cet argent que papa a ramené du marché. Quand je vois apparaître les premières bâtisses de la cité, je retiens mon souffle. Là, au bas de la colline, les maisons colorées forment de jolies mosaïques. Malgré la faim et la fatigue, j’accélère le pas. Je me fraye un passage dans les rues animées et suis le courant de la foule. J’arrive naturellement au marché, qui offre de tout, des tapis aux miroirs en passant par les livres. Je me promets d’y revenir quand j’aurai plus d’énergie. Je me constitue une réserve de nourriture avant de retourner à ma cabane. Je marche en mangeant, enfin.

Je m’installe dans une routine. J’apprends à chanter avec les oiseaux et les apprivoise. Je soigne des pattes cassées, nourris des oisillons orphelins, avertis les plus faibles d’un danger. Je mes suis acheté des aiguilles, du coton et du fil. Je brode des mouchoirs d’abord et puis des nappes. Je passe à la cité régulièrement pour vendre mes créations. Je reviens dans mon antre rassurant, toujours accompagnée de mon complice Superman, qui me réchauffe et me lèche affectueusement. Je m’absorbe dans le livre des mots sous la lumière de fin d’après-midi. Vient vite le moment où je désire de nouvelles histoires.

Je connais maintenant le meilleur endroit où trouver des livres: Chez Fernando, libraire. Je choisis mon bouquin sur le présentoir à l’entrée. Le vieil homme à la caisse boit son café noir. « Ça va, mademoiselle? » Je fais oui de la tête. « Tu es nouvelle dans la région, n’est-ce pas? » J’acquiesce à nouveau. Il a un regard rassurant. Je ne sais pas ce que je dois répondre. J’aimerais discuter, mais je ne sais pas quels mots choisir. S’il pouvait me parler, lui, me raconter des histoires. Il doit en connaître plein, avec tous ces livres autour de lui. « Tu sais, tu peux aussi emprunter des livres à la bibliothèque. Tu pourrais garder tes sous, je ne sais pas, disons, pour acheter des vêtements? » Je baisse les yeux et réalise à quel point mes vêtements sont devenus sales et étroits.

Embarrassée, je dépose sur le comptoir le livre que j’ai choisi et lui présente mes billets. Je sors du commerce avec un livre de poésie, Le gardeur de troupeaux d’Alberto Caeiro, dans mon sac de toile. En chemin, je m’achète une jupe et un chandail plus grands. De retour dans ma cabane, je consacre toute la soirée à lire la poésie à la lueur des chandelles.

Le lendemain, je retourne à la cité pour me procurer un cahier, des crayons, du coton et du fil. J’inscris un vers de Caeiro sur le devant de ma cabane: Passe, oiseau passe, et enseigne-moi à passer! Depuis, je brode tous les matins, lis les livres empruntés à la bibliothèque l’après-midi et écris le soir. Cela fait maintenant plusieurs semaines. J’ai écrit toute mon histoire dans mon cahier. Je l’enveloppe dans la nappe que j’ai brodée avec tous les oiseaux de ma cabane. Je remplis un sac avec toutes les autres nappes et les nouveaux mouchoirs.

Je pars demain à l’aube avec mon sac bien rempli. J’en profiterai pour aller porter des bleuets à Fernando et lui demanderai s’il veut échanger un livre pour mon cahier. J’apporterai du café noir aussi. J’espère qu'il me racontera quelques histoires à son tour.


publié sur shortédition




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