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Saveur Bouddha - micro-nouvelle par Cynthia Lisa Dubé

Dernière mise à jour : 9 mars 2020

Lorsque j’ouvre la porte, le froid automnal me saisit. Je résiste un jour de plus. Je porterai le lourd manteau d’hiver le plus tard possible. Je marche d’un pas vif afin de fouetter ma circulation sanguine et me réchauffer un peu. Je me dépêche aussi parce que je sais que le comptoir à sous-marin attire une clientèle nombreuse à l’heure du dîner et je désire arriver la première. Je longe la rue Ontario, passe devant le métro Frontenac. Quelle chance d’habiter tout près du restaurant vietnamien! J’ignore son nom. Le lettrage alambiqué sur la vitrine préserve le mystère. La décoration intérieure, par contre, ne laisse planer aucun doute sur la cuisine servie. Des vidéos musicales montrant des amoureux chastes, mais passionnés et dramatiques passent en boucle à la télévision. On entend le violon vietnamien, des voix mélodieuses aiguës et rebondissantes, des rythmes programmés sur synthétiseur et un saxophone digne des musiques d’ascenseur. Des statuettes de Bouddha trônent sur le comptoir-caisse dans le coin gauche au fond. Des photographies de paysages exotiques avec palmiers décorent les murs. Des plantes en plastique complètent le tout. En entrant, plutôt que de choisir une table à la gauche, je me mets en ligne tout de suite devant le comptoir à sous-marin. Déjà quatre clients se tiennent devant moi. Je sens mon estomac gargouiller et une certaine faiblesse dans tout mon corps. La faim me tenaille. Le restaurant ne compte que trois clients assis, un jeune couple encore ému de se découvrir et un homme seul. Tout près de la cuisine, un petit garçon chantonne. Il se sent visiblement chez lui. Deux femmes vont et viennent entre la salle à manger et la cuisine et s’adressent à lui avec une touche d’impatience. Je ne saurais dire laquelle est la mère, la grande soeur, la tante. Devant moi, le grand-père s’occupe des sous-marins. Tout de blanc vêtu, jusqu’au chapeau en papier, il prend les commandes et arbore une expression neutre. Ni souriant, ni fâché. Il est là. C’est tout. Il voit les clients continuer d’entrer derrière moi et poursuit sa besogne, suivant un rythme constant. Notre faim, notre retour au travail pressant, notre départ pour la journée, tout cela n’a aucune importance. Il nous servira tous de toute façon. Il tranche le pain baguette. Étale le pâté. Dépose le porc froid. Ajoute du jambon. Garnit de carottes marinées. Et puis, enfin, il dépose une bonne ration de coriandre fraîche. À chaque sous-marin préparé, je salive et espère mon tour. Le grand-père reste calme et poursuit. Il fait payer le client. Prend la commande suivante. La musique en arrière-plan me fait sentir dans un autre espace-temps. Les gestes mesurés du grand-père m’hypnotisent. Rien ne semble affecter l’homme. Quand vient mon tour, il m’interroge du regard. Il attend ma commande comme si je ne suis jamais venue, comme s’il ne me connaît pas, une parmi tant d’autres, égale à tous. Il prépare mon repas à la même vitesse. Je prends le temps d’observer le grand frigo vitré derrière lui. Des boissons de soya ou à la noix de coco côtoient les boissons gazeuses, plus populaires. Les coupes transparentes au contenu vert menthe m’intriguent. Je l’interroge. Il me répond que ce sont des desserts avec des fèves, pas pour moi. Il ne sait pas à quel point il vient de me piquer. Je désire absolument goûter. Je souris devant sa surprise. Son expression a changé subtilement, un seul sourcil haussé. Je sors du restaurant, soulagée de porter mon léger manteau d’automne, alléchée par la perspective de croquer dans le pain baguette et faire éclater les saveurs sur ma langue. Des années plus tard, quand je me sens pressée par le temps, bousculée, je repense au grand-père vietnamien et à son rythme constant, mais calme. Je ne connais pas son nom. Il m’a oubliée, sans aucun doute. Mais je l’aime bien. Et le dessert vert menthe aux fèves? Il était délicieux, à peine sucré.


Publié sur shortédition par Cynthia Lisa Dubé




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